Je reviens tout juste d’un voyage de trois semaines en Inde et voici quelques lignes écrites là-bas, un soir où les mots s’entrechoquèrent devant la beauté du lieu, quelque part du côté d’Hampi. Il est peut-être un peu long, sans doute, mais comment faire pour raccourcir des impressions, des ressentis et des souvenirs si marquant ?
Pourquoi l’Inde est un pays qui me fascine autant ? Après ce quatrième voyage là-bas, je n’ai toujours pas la réponse et il m’en faudra bien d’autres pour en avoir une. Et à quoi bon en somme ? Ici on est plongé dans un ailleurs, un autre monde où tout est tellement surprenant et dérangeant pour nos esprits cartésiens qu’il est peut-être vain d’expliquer la fascination que ce pays inspire. Même le soleil qui se lève chaque matin semble différent du notre. La beauté et la misère se côtoient et vivent ensemble, l’émotion que cela engendre se digère. On a mal. On a peur. On respire fort. On sent. On touche. On apprend. On sourit. On aime. On adore. On rit. On pleure. On souffle. On grandit. On est vivant.
Chaque voyage sur cette terre ne ressemble jamais au précédent mais la surprise, l’inédit et l’inconnu nous prennent par la main, une fois encore, et nous transportent sur des routes cahoteuses. Se laisser guider sans attente préalable est la meilleure chose à faire ici car on se découvre un peu plus, on trouve en soi des partitions non écrites qui patientent, de l’inespéré, des voies inexplorées, des graffitis, des prémices de sagesse…
Cette fois-ci, c’est le sud qui m’attendait, avec les quatre régions du Tamil Nadu, Kerala, Karnataka et Goa.
La démesure qui fait ce pays et cet étrange mélange de sensations me semblent inégalable et je note en vrac sur mon carnet de voyage ce que mes yeux enregistrent, le meilleur comme le pire. Les hommes qui composent de magnifiques guirlandes de fleurs colorées et les intouchables qui lavent le linge dans les rivières ; le riz qui sèche sur les routes brûlantes au milieu de la circulation ; les offrandes de fruits et de fleurs pour les temples et celles qui voguent sur les eaux sacrées, les petites lampes à huile, en terre, qui illuminent tout ce qui est divin ; les femmes aux saris multicolores qui travaillent sans cesse, cueillent le thé, coupent les noix d’arec, plantent le riz, s’occupent de la cuisine et des enfants sous le regard des maris qui se prélassent ; les pèlerins vêtus d’un veshti bleu, noir ou orange qui arborent de longs colliers sur leurs torses nus ; un lépreux qui se flagelle ; les mandalas dessinés à la craie chaque matin sur le seuil des habitations et les enfilades d’oeillets d’Inde au-dessus des portes pour vous souhaiter la bienvenue et faire entrer le bonheur jusque dans son intérieur, juste à côté d’un masque grimaçant posé là pour éloigner le mauvais sort ; la mélasse qu’on fabrique en brûlant du plastique dans un foyer qui dégage une fumée noire car ici tout ce recycle, même mal ; les odeurs d’ananas, de mangue et de noix de coco, mais aussi des détritus qui jonchent le sol aux mêmes endroits où l’on se purifie au bord de l’eau ; les jaïns qui se déplacent nus et à pied et doivent s’arracher les cheveux un à un, une pénitence pour atteindre le Nirvâna ; les hommes qui mendient, ceux qui ont faim et puis ceux qui mangent trop ; les singes qui agressent pour un peu de nourriture ou une banane dans un sac ; une femme pensive en sari rose face à la mer d’azur ; les senteurs d’encens, de cardamome et de jasmin mêlées au massala tea ; le cyclone Gaja, le ravageur qui nous aura épargné, sûrement la protection de Shiva, Brahmà ou Vishnu, mais aura dévasté la région de Pondicherry ; les sourires à notre égard, si désarmant de sincérité qui réchauffent le cœur, même si la chaleur ne manque pas ; les selfies incessants devant l’étranger qui a la peau si claire ; un jardin d’épices et de paradis ; un massage ayurvédique en tenue d’Adam ; un théâtre étonnant, des danses envoûtantes ; les rues surchargées de bruit et de poussière, un vrai ballet organisé où se croisent camions, tuc-tucs, rickshaws, vélos, vaches, chèvres et éléphant ; les mendiants dans les gares, les rues, au pied des palais de maharadja ; le sublime palais de Mysore illuminé le soir et ses extraordinaires richesses ; les temples et les milliers de prières qui se collent en or et en pigments sur les sculptures des Dieux ; les jours de marché et les étalages flamboyants… Et puis le plus beau bijou des femmes ici, ne serait-il pas la parure de fleurs de jasmin qu’elles attachent dans leurs cheveux ?
On est chaviré ou malmené à chaque fois mais qu’il est bon de voir ce mélange détonant qu’on ne trouve qu’ici. Voir les sourires sur les lèvres quand on s’approche et se dire qu’on peut être heureux, ici aussi, avec parfois un total dénuement. Et puis la surprise de retrouver en Inde quelque chose qu’on avait perdu. Ou bien oublié. Une vérité qui se révélera plus tard ou bien qui restera ancrée en soi en attendant une étincelle de lucidité. Un jour…
J’écris ces quelques lignes sur la route d’Hampi à l’heure où le soleil décline, dans un paysage presque irréel composé d’immenses blocs de granit de formes arrondies entrecoupés de palmiers et de rizières, de plantations de bananiers, cocotiers, piments, cacahouètes et canne à sucre… Sur la route, le sourire des indiens et leurs saluts de la main quand nos regards se croisent…
Ce pays me bouleverse et au retour de chacune de mes visites je me demande si ce que je viens de vivre n’est pas un rêve, une illusion. N’est-ce pas le sentiment que l’on ressent quand on est amoureux ? Puis-je faire la promesse d’y revenir une nouvelle fois ?
Je dépose à présent mille baisers sur ce pays tant aimé en sachant bien toutes les futures inspirations qu’il m’offrira si généreusement. Demain.